Sahara – Alger (1981-2003)

Enfant, je pouvais voir en jaune immense piqueté de tavelures brunes sur la carte géographique de l’école, juste en bas de la maigre bande verte où je vivais, s’étendre un vaste désert inaccessible – le Sahara – peuplé de fascinants indiens au visage voilé chevauchant d’ondulantes montures – et je ne savais trop qui étaient les cowboys tant la période était confuse. Je sentais que ces indiens-là ne pouvaient être des « méchants ».

Ce territoire m’était interdit – Alger comme tout le pays était en guerre. Le rêve se trouvait abîmé par le trop-plein de la brutale réalité ; les violences de l’Histoire et ses réécritures biaisées, floutées ou mensongères ; le viol partagé des corps, des âmes et des mémoires. J’y revins en 1980 pour y vivre un temps.

J’en profitai pour, enfin, éprouver l’expérience du désert, vécue en solitaire. Ce fut un moment fondateur, destinal, qui a déterminé mon regard et ma parole.

Je réalisais l’hiver 1982, sur la route du désert, mes toutes premières photographies en compagnie de Pierre-Jean Buffy qui, attiré par l’Afrique du Nord et les nomades, m’y encourageait.

En 1985, cet ami éditeur voulut publier la recherche photographique de Bernard Descamps : « Sahara ». J’en écrivis le texte. Le livre fut édité, mais malheureusement saboté par l’imprimeur.

Des années plus tard, en 2003, Dominique Pinchi, tenant la librairie française de Venise, me commanda d’écrire, pour une petite collection à tirage limité qu’il dirigeait, un court texte sur ma ville natale, qui était tombée pour moi dans un pli de l’oubli : « Alger, el djezaïr ».

SAHARA – Tempête de sable en pays sahraoui, 1984

Sahara – Alger (1981-2003)

Première nudité de l’aube.

Dans l’implacable ivresse du jour, en ces hymnes sacrifiés à la pierre, ces ondoiements de grès écroulés, la lumière n’a de règne que sur les apparences.

De l’ocre des mesas aux miroirs irisés de cinabre, des cônes de basalte aux épaves de gypse, elle allume un foyer de mirages, d’incandescences tremblées.

Le paysage est en souffrance de cet absolu dévoilement, crie l’indicible violence de la lumière. À trop vouloir dominer la terre et le ciel, prodigue de sa force, elle plonge l’univers dans la saturation. Les couleurs vacillent dans la précarité de leur don. Sitôt apparues, elles échangent leur promesse, puis s’effacent en un nimbe illusoire.

Et si les feux de la lumière s’avèrent trame de mort sur cet univers en sa dernière, absolue victoire, les ombres semblent en appeler à quelque esprit complice, silencieusement tapi derrière le rideau tiré des couleurs.

Temps et espace s’alentissent. Sur la portée des sables, chimères, gargouilles, démons et anges de lave pétrifiée, forment les figures et métaphores d’un flamboyant langage minéral. Le désert devient ce palimpseste fossile – écritures de roches striées, chant dans l’aigu des corniches, le grave des ergs étirés. Et le voyageur marche sur les traces vives d’une Absence – unique destin de sa formulation.

Couché pour la nuit sur un tertre de sable, fragile défense contre les vipères à corne, il veille sous le regard des étoiles, à l’affût du moindre bruit.

Cris, plaintes, appels – déchirures sanglantes du silence.

Sifflantes, sinueuses reptations, étranges crissements d’insectes : remuements sournois, froissements, feulements, abois – agonies parmi les ombres.

Soudain, dressée sur ses longues pattes arrière, une gerboise approche, furtive et sautillante. Elle hésite, se fige un court instant, observant l’intrus allongé de ses grands yeux apeurés.

Les sens alertés, le cœur battant, il est âme de l’attente paisible – rien qu’un homme dans un écrin d’étoiles. Puis l’animal bondit jusqu’à se trouver tout contre lui, quémandant simplement quelques restes de repas. Du désert, la gerboise est l’innocence, cernée de menaces : rapaces, reptiles, scorpions. Soumis à cette force d’abandon, parmi ce concert d’allégresse et d’horreur mêlées, il accepte calmement l’image exacte de sa mort que lui apporte ce minuscule être vivant.

Et l’étranger se demande si dans les siècles à venir, l’épaisseur des nuits recommencées, une gerboise – toujours – tressautera de joie.

Il semble à l’étranger qu’il vient d’atteindre le seuil d’une autre conscience dans une familiarité d’innocence et d’oubli.

Désormais, force lui échoit de découvrir ce qui, de l’éternel retour du désert, rendra possible la célébration de son chant.

(Extraits de Sahara, photographies de Bernard Descamps, Sterne poésie, 1985. Ce livre fut condamné au pilon pour cause de faillite de l’imprimeur et de non respect de sa part aux règles de l’art. Le photographe (ré)édita le livre en 1987 aux Éditions AMC avec un texte de Tahar Ben Jelloun)

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