Les haïkus de l’Erdre (2017)
J’ai posé mon sac à Nantes en 1993 au bord de l’Erdre. Ses quais et ses berges devinrent un domaine de promenade privilégié, d’aération, exploration.
Au fil des jours, j’ai recueilli des notes et photographies que j’ai rassemblées durant l’année 2017 dans un livre d’images et de pensées sous le signe de l’eau, de l’air, des arbres, du temps qui passe – et du haïku…
L’Erdre gelée, Bernard Neau
Les haïkus de la rivière :
l’Erdre et ses mondes (2017)
(inédit – extraits)
Le mot rivière mêle rive et rêve, et le nom de celle-ci est un palindrome heureux – ERDRE est un monde inversé dans le miroir de son eau où peuvent se déchiffrer signes et transformations du paysage dans la complicité des nuages, des arbres, des ponts, des bâtiments et péniches.
Galerie
Les haïkus de l’Erdre
Haïkus
le nom de notre rivière
se lit à l’envers
son lit à l’endroit
sauts de dalle en dalle
les yeux de l’enfant rieur
petites grenouilles
la pensée se cueille
simple, ouverte, légère
la vie est bien là
le long pin si bas
le temps joue avec son ombre
la vie est un arbre
les cris des enfants
lent jaillissement de l’eau –
couleurs de l’oreille
tout le ciel en larmes
abreuve la terre et l’eau
pour laver nos yeux
lumières d’hiver –
l’eau disloque les couleurs
des maisons liquides
pluie sur les toits gris
la rue est passante et bleue
les flaques s’allument
un oiseau titube
devant le bateau de glace
l’hiver est fripon
ballon sur les rails
le tramway tintinnabule –
traverses du temps
Pigeon se dandine
Poule d’eau fonce sur l’eau –
et Chat les regarde
enjambe les eaux
pattes de fer ou de pierre
l’insecte rêveur
le vent souffle fort
dehors volent les papiers
vanité des mots
le givre aux fenêtres
vent sur le monde glacé
l’hiver est bien là
sombre envers du jour
pâles lueurs lents passants
ombres sans témoins
les couleurs du froid
n’appauvrissent pas l’hiver –
pur le bleu du ciel
rides sur les eaux
visage de vent, de rêve
lignes de silence
bleus zébrés d’argent
rouges feux follets sur l’eau
vie redessinée
le temps forme l’eau
la rivière dit l’espace
la courbe des yeux
dans le souvenir
éclosent les renouées
l’instant retrouvé
dans le matin gris
en compagnie de la pluie
le chant de l’oiseau
trouées de l’espace
fine toile d’araignée
filaments du ciel
les lignes des arbres
tracent la carte du ciel
l’homme et les nuages
l’œil du temps passé
ouvre une verte pensée
porte du jardin
sillage des branches
en volutes ouvre l’espace
l’âme des nuages
accrochés aux nues
dans l’onde qui les prolonge
l’odeur de la terre
un bouquet de simples
le rire des jeunes filles
le printemps revit
un rêve s’envole
au cœur d’un arbre coupé
nid d’un oiseau bleu
vers dans l’arbre creux
vie d’humus humidité
renaît un espoir
feuilles disparues
bras décharnés des ramures
ailes d’un vent fou
en face la rive
au loin le vaste horizon –
les yeux les rejoignent
toujours avancer
sans jamais perdre le fil –
une lumière au bout
le monde en miroir
l’enveloppement du songe
tout le chant du monde
稲 こ 竹
妻 ぼ の
に る 露
る
音
や
古 蛙 水
池 飛 の
や び 音
こ
む
L’eau a toujours exercé sur moi un fort pouvoir d’attraction – métaphore réflexive se faisant le miroir de ma conscience en écho des mots et des images surpris ici et là. Notre culture occidentale a souvent dédaigné ou eu peur du reflet comme monde d’illusions, de dilution du réel, de fuite infinie des êtres et des objets, comme double inquiétant de toute intimité, trouble de notre conception plus ou moins assurée de la matérialité des choses. Le reflet est pourtant l’un des aspects du réel, un révélateur du monde en ses métamorphoses et découvertes de ce que justement nous n’attendions pas, ne voyions pas, n’entendions pas. Si la part de hasard et d’aléatoire y est grande, nous pouvons la contrôler et recréer tout un monde depuis la recomposition ainsi proposée. Cette recomposition permet une libération puisque nous sommes soudain déplacés, transportés vers un ailleurs inattendu fait de réminiscences confondues. Et nous comprenons que ce que nous voyons est déjà toujours autre chose.
Dans ce monde en miroir, j’ai donc pratiqué un double jeu – iconographique via la photographie, et verbal – inspiré du haïku, du moins tel que je l’entends.
L’écriture et monde mental de ce très bref poème est également en miroir du monde et de sa conscience. Il ne décrit pas, ne raconte pas, ou très peu – juste la notation imprévisible d’une histoire à peine esquissée dans la contrainte respiratoire 5/7/5. Il est un espace ouvert à toutes les suggestions, un reflet-éclair imprimant la conscience sensible, l’émotion pensive du paysage. Il ne montre que peu de choses, ne démontre rien, et reste allusif avec une économie de mots qui est une épure de silence, une échancrure dans le tissu de l’instant. Ses images elliptiques et en boucles sont comme un enveloppement du songe pour exprimer quelque chose du « réel » dans le tempo des saisons, la qualité intime des êtres, la tessiture secrète des éléments. Il porte un effet d’évanescence dans une légèreté de dire qui est assez étrangère à notre culture, et vise à un ajustement de tous les sens pour l’œil qui écoute. La présence du locuteur y est comme différée, l’effacement du moi s’opérant au profit d’une perception plus fine du monde. Il n’est jamais saturé d’ « humanisme » et représentations humaines, ni d’intellect, n’a pas de vrai centre où focaliser l’attention, sait garder un point d’équilibre entre le flou et le précis dans la concision généralisée du détail et peut souvent – comme un palindrome – se lire à l’envers.
Enfin, dans l’esprit japonais tout est soigneusement calculé et pensé, qui semble spontané ; le petit donne l’illusion du grand ; l’agencement des mots, des images – tout comme celui des jardins – ne cherche pas à masquer l’artifice, lié aux contraintes formelles ou matérielles, pour mieux en appeler au sentiment de la nature puisque celle-ci restera toujours un modèle inimitable.
Grâce à la nature, même domestiquée, l’homme dialogue avec le monde auquel il rend hommage en s’effaçant lui-même dans sa vision, offrant ainsi un autre visage ou paysage.
Textes
Les haïkus de l’Erdre
La cascade
Dans l’Île de Versailles, à intervalles réguliers durant des années, j’ai observé la cascade tandis que, au fil des aspersions pour les pieds et des arcs-en-ciel pour les yeux, s’égrenaient dans ma tête quelques notes de haïkus.
Bâtiments et péniches
Dans La forme d’une ville, Julien Gracq jugeait l’architecture de Nantes globalement médiocre : “des immeubles de sous-préfecture”.
Les insolites de l’Erdre
L’effet étonnant du hasard, le surprenant, l’insolite – toute la grâce d’une réalité brute et soudainement déplacée lorsque des pans entiers du réel basculent dans l’imaginaire.
Les ponts
Sous des ponts nantais coule l’Erdre, et nos amours peut-être.