La ville tient son unité de sa fragmentation…
La ville tient son unité de sa fragmentation. Quand on observe un détail architectural, on pense aussitôt à l’ensemble qui le contient – plusieurs mondes se trouvant juxtaposés, superposés.
Les découpes de la pierre contre le ciel, les fenêtres, les galeries sous le cercle incomplet des ogives, sont des béances qui paraissent soutenir les masses dans l’ajustement approximatif des façades. Sur de fines armatures de colonnes pèsent plusieurs étages avec quelques balcons dans une harmonie de traits asymétriques, de proportions irrégulières. Peu de saillies, mais des ajours et des percées plus sombres.
Il y a quelque chose d’aérien dans la dentelle de pierre. Trèfles et rosaces semblent diaphanes parmi les couleurs changeantes. Cette géométrie – davantage de points que de lignes, jouant des pleins et des vides – entre en relation mélodique avec l’eau. Les figures inversées réfléchissent la lumière en de longues vagues syncopées. Un motif est repris, indéfiniment relancé, qui fait que l’unité se construit au fil du regard à partir du disparate, du décousu. Et ce mouvement de brèves et de longues – de pauses, de silences – est celui d’une architecture composée de modulations colorées et des battements du temps.
La ville charrie des souvenirs dans le ressac du présent. Sa substance nuancée et liquide rend les humains quasi invisibles – seules quelques bribes de voix, en suspens derrière les noms magiques de grands disparus.
Les quais s’abaissent sous le soleil, s’élèvent trempés de pluie, s’inclinent dangereusement au risque du chavirement – et cette ondulation de pierre devient le contrepoint d’une vaste mémoire qui sans cesse s’ouvre et se referme, s’offre puis se disperse au rythme de la mer.
Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau