L’eau, à Venise…

Vénus née de la boue ; Venise conquise sur la mer avec la fierté légitime des îles qui se savent précieuses. Travail de la mémoire, de l’oubli – mouvement identique et recommencé ayant entendu la leçon de l’eau.

L’air salin corrode fresques et scellements, les trains d’ondes sous-marins provoquent d’imperceptibles dérangements, des séismes minuscules, mais les mues invisibles conservent tant bien que mal son visage. «Tout se mêle et s’accorde, se prolonge puis se dissipe en un concert d’images et de sons. Nos regards s’habituent à l’ombre qui adoucit – l’eau omniprésente coule en un mouvement si lent qu’elle nous apaise».

Grâce à l’eau, les éléments sont réunis – la ville, la lumière, la nature, le sujet –, ils fondent le même instant et portent le même éclat. On ressent une complète sensation d’exister. Tout vibre dans ce paysage : le corps, les arbres, les animaux, le monde minéral… On peut rester des heures assis au bord de l’eau à contempler les pierres, des feux follets sur les murs, des esquisses fugitives sur les marches de marbre, à jouir de cette vacuité calme, patiente, qui nous est accordée.

Rien n’est fixe, l’énigme est sans demeure. Les routes du rêve rencontrent parfois un objet sur l’onde, souvent ne rencontrent rien, et dans la fuite des apparences nos pensées deviennent plus aériennes, plus impersonnelles. Entre le rêve et la vie éveillée, serais-je celui qui rêve, celui qui est là ? – alors nous sommes ce que nous font la lumière, les ombres, les transparences, et le quai sous nos pieds.

L’eau imprime un caractère intime à l’espace qui nous permet de retrouver le sens des éléments. Pas une place, une église, un mur, une statue qui ne parle son langage. Le monde, en nous, autour de nous, est rythme et fluidité, et nous jouissons d’une profonde liberté.

Mais passe un bateau, et l’eau retourne à l’eau suivant la pente de sa rêverie… Le paysage, devenu l’objet dansant de l’onde, s’improvise en résonances mouvantes et liquides. Chaque orbe sur l’onde est une dilatation colorée du silence, ce qui vit et respire à ciel ouvert glisse sur les surfaces, un effet de hasards et de songes double les êtres et les choses – et soudain tout est nié.

Vertige de la présence que ces coulures, ces turbulences serpentines, ces flous cerclés jaillis depuis un sombre creuset. Chaque couleur se fond dans son mouvement, est une indécision de la lumière – et notre image, réfractée à l’envi en autant de mirages, ne se recompose qu’un bref instant et ne concède que des fragments de sens.
L’eau, à Venise, dérange nos certitudes, sait attiser le sentiment de l’exil. Peut-être les choses alentour nous demandent-elles de témoigner de leur présence et de leur effacement ; peut-être notre regard a-t-il fait advenir cet espace entièrement reconstruit offrant au monde la vision qui lui manque, mais demeure cet appel vers autrui, ce désir sans besoin vers un autre visage s’étendant comme une ombre en écho fermé du monde.

Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002

Venise (1987-2002)

Galerie photographique

Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau