Terre

J’entretiens avec la terre une complicité paradoxale faite de souffrances et de joie.

Lorsque le mental est réceptif au monde, je suis celui-là et un autre parce que ce que je vois, est toujours, déjà, autre chose. Ce que nous découvrons, nous le connaissions déjà, mais nous l’avions rangé dans un pli de l’oubli – alors il faut nous réinventer dans et avec le monde. Nous abordons l’illimité de l’instant avec un pied ancré dans la terre tandis que la tête se projette dans le ciel. Je dis « nous » car l’identité se fond dans le paysage, qui nous dépasse jusqu’au vertige tranquille. Notre corps déploie une énergie telle que nous marchons dans du rêve, abolissant nos frontières. Nous nous reconnaissons dans un nouveau visage, qui est un nouveau paysage – et notre horizon s’en trouve élargi.

Ayant vécu cela, nous cherchons à en retrouver l’énergie. Mais les contingences du quotidien nous plombent. Nous avons l’impression d’avoir perdu la terre avec le ciel, d’où nos états d’âme colorés de mélancolie, car l’un ne peut se vivre sans l’autre, toutes les sagesses du monde le disent.

Aussi, où retrouver le sens intime de la terre lorsque les contours de notre rivage intérieur sont devenus incertains ?

Mon parcours sur la terre et sous le ciel, je peux le trouver condensé dans les marais salants de la presqu’île guérandaise.

Quand je veux exprimer quelque chose de mon impression à cet instant précis de recueillement dans les marais, je ne suis plus là, ni peut-être ce que j’observe – on s’efface ensemble pour qu’autre chose advienne, qui est cela qui sera montré. Est-ce de la pure présence ou une forme majeure de l’absence ? Quelle place pour la mort, la nostalgie, le malheur ? Que rapporter du vécu sinon cela qui se voit, et qui est vivant, restera vivant d’une certaine façon – on est dans l’éphémère, mais tout autant dans une sorte d’intemporalité. L’épreuve est physique, et méta-physique, sans rupture de plan – on coïncide. On est juste une note du réel dans la complicité de la nature, le chant retrouvé du monde.

Grandeur du simple en son ordinaire beauté – je suis agi par l’objet contemplé et mon œil, fixant un détail matériel, devient tout le paysage. Est-ce parce que je ne peux dire exactement cela avec les mots que s’ouvre mon regard ? « Une image vaut mille mots », pensait Confucius. Alors, reste à donner à voir en deçà ou au-delà de ce qui est représenté, à faire entendre davantage que ce qui est à regarder. Dans l’intimité du monde naturel, je ne décris pas, ne raconte pas – je désire suggérer ce qui fut vécu de mon étonnement en espérant atteindre au poème visuel. Et ma vision serait devenue comme le relais d’une matière silencieuse qui ferait corps avec le monde.

Bernard Neau (texte inédit)