Rio Mocenigo

Souvent, il revient vers son rio préféré. Chaque mur est un seuil qui invite à un langage de plus en plus dépouillé à force de solitude ; chaque faille, chaque fissure, chaque plaie, éveille des ciels, des pays… Les choses qui l’enchantent parlent d’une histoire que personne d’autre ne saurait tout à fait entendre – ce sont des ombres habitées et leur hésitation heureuse, il la capte parfois en lisière de cet éclairement.

Près du ponceau, les lignes sombres de l’étiage. Au bas du palais, le perron avec ses marches cassées. Les écailles d’une porte rappellent des boues craquelées, des fêlures d’argile. Plus loin, en surplomb du rio, la treille d’un jardin et ses branches fleuries.

Beauté du simple quand les choses sont les guetteuses de l’ombre et en expriment la nudité. Cette présence de Venise est comme en retrait de la sienne, et il laisse venir jusqu’au regard ce caillou, ce brin d’herbe, cette porte de bois.

Rien ne se contredit – pas cette plante échappée d’un muret, ces volets entrebâillés, ni ce rebord de fenêtre où sommeille un petit chat. Il se repayse à travers un détail – la vie est là, parfaite, sur les murs, le sol, dans l’évidence de la lumière.

Beauté du simple lorsque les oiseaux volent et que les eaux montent ou se replient vers la mer. Il s’approche pour contempler une feuille sur le canal, une veine dans le marbre, accompagne l’eau, la feuille, les heures, en ne pensant à rien. Simplement il passe, rêvant le devenir des choses – presque une racine, un arbre, un nuage…

C’est un coin d’univers, une allée d’eau étroite, encaissée entre d’assez hautes maisons – rio Mocenigo.

Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002

Venise (1987-2002)

Galerie photographique

Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau