No man’s land (Hiver 2004)
L’œil hésite dans les alvéoles 12, 13, 14, les plus sombres et interdites.
Il trouve là un paysage de marine abandonné parmi la fiente des pigeons, les taches de calfat, de goudron ; un mélange parcheminé de peintures et scarifications murales ; des lambeaux de métal sur les murs. Il peut lire des inscriptions en allemand et en français attestant la présence fantomatique de sous-marins et d’un passé industriel plus récent et tout aussi perdu : Eintritt verboten, Défense de s’amarrer, Torpedo 6, Port du casque obligatoire, Mitte Turm…
Le sol est de terre sale, jonché de verre brisé, de vieux sacs éventrés, de débris de ferraille.
C’est ici qu’Antonin Artaud est arrivé du Pays des Tarahumaras, que Paul Gauguin s’est embarqué pour faire le grand saut hors de notre civilisation… C’est donc sur le lieu même où accostaient jadis les grands transatlantiques que fut construit ce nid de mort – il abritait de singuliers frelons lâchés sous les mers à l’affût des navires ennemis.
On dit que, vers la fin de la guerre, lorsque l’occupant se savait encerclé, il avait remisé là des stocks de farine razziée dans les environs ou rapportée discrètement d’Espagne par les derniers sous-marins, tandis que les rares nazairiens ayant survécu aux bombardements, les “ empochés ” résiduels, criaient famine.
L’ombre romanesque des trois-mâts, des navires à aube, puis des vapeurs et paquebots modernes – comme le souvenir romanesque du Nautilus et du capitaine Nemo – avait fait place à des sous-mariniers disciplinés.
Suivant le modèle sublimé des vaillants “ corsaires du Kaiser ” de 14-18, élevés dans l’orgueil prussien d’être l’élite des Armes et de la marine, on les avait envoyés chasser sur les mers, puis missionnés pour la mort. Ils avaient vingt ans, et leurs officiers à peine une dizaine d’années de plus.
La vie ou la mort, telle était leur devise héroïque. Aucune place pour la paix du corps et de l’esprit ; aucune consolation à espérer, pas même la geste épique que reconnaîtraient un jour les monuments et les livres. Et ils finiraient relégués à jamais sur les rayons maudits de l’Histoire où leur mémoire malheureuse s’effacerait, sans pouvoir être un jour honorée ou comprise.
L’alvéole 14 conserve encore sa configuration d’origine avec ses haut-parleurs, ses alarmes, ses poulies inutiles. Des épaves de ferraille émergent d’une eau verdâtre. Un hall aux murs lacérés présente toute une série de rectangles étagés aux crépis écaillés et aux couleurs fanées ; on y devine les vestiges d’une infirmerie, d’ateliers de mécanique, de magasins pour l’avitaillement et le matériel, de bureaux aux murs abattus.
On traverse une suite de salles désertes, des couloirs aux rails désaffectés, enténébrés dans leur désolation, livrés aux squatters et aux rats. Des intrus y ont beaucoup bu, comme en attestent les nombreuses canettes ; on y a fait l’amour, comme en témoignent quelques préservatifs, et même l’humour comme on peut le lire sur les tags sauvages. Des jeunes en ont fait leur quartier : leur mal-être s’inscrit en traits obscènes sur les murs, et on peut lire qu’ils n’aiment vraiment pas la police…
L’interbox 12-13 est l’ancienne chambre des torpilles. Son étroitesse, son ambiance, accroissent l’impression de profondeur et d’immensité. Il s’ouvre à l’est vers le port par des hublots de lumière, comme dans une sorte de songe ou de prière inaudible qu’animeraient les pigeons.
Et ce terrain vague, ce no man’s land, cette friche industrielle, guerrière et maritime, ce dépotoir clos sur son mystère, serait comme une cathédrale fantastique dédiée à un dieu vide ou aphasique…
La base sous-marine de Saint-Nazaire
Un étrange patrimoine entre mémoire et devenir
Bernard Neau (texte inédit–extrait)