Lionel Ehrhard : Dimensions de la nuit
L’intelligence qu’on n’a pas, déborde.
Nous précède, nous suit.
Ou bien on l’éclaire prodigieusement, et bien sûr toujours trop. Par amour ou par viol, comme on cesse d’être un arbre.
Alors qu’on savait tout déjà, on doit se résigner à penser, sortir du vivant, asservir l’énergie transformatrice du rêve.
L’impossible se conçoit avant qu’on le décrète. Chacun s’invente avec son objet, et consacre ses efforts à combattre les solutions.
N’est-ce pas comprendre, en effet, qu’il faut comprendre. À commencer par le fortement sans-voix.
Entre ne pas penser qu’une chose soit possible, souhaiter qu’elle ne le soit pas, et tout faire pour l’empêcher, quelle différence de parole ?
Il n’y a que ceux qui écoutent qui parlent. Cela vient aussi de ce que personne n’écoute.
S’il est vrai qu’on ne doit rien affirmer que l’on ne sache d’expérience, pourquoi nier ce qu’on ne sait pas ? Peut-on accepter que se fixer des limites n’implique que la clôture ?
Mais qu’est-ce que penser, si ce n’est formuler l’inconcevable ?
N’est-ce pas l’irrésolution qui appelle le phénomène ? Et la capture du phénomène qui provoque l’irrésolution ?
Par où s’engouffre le temps, cherchant l’issue du temps.
Arc sans corde, flèche disparue, nulle retombée que de faire sens sans produire du sens.
L’absence d’objet définit de saisir, ne reste entre nos mains qu’une qualité d’ignorance.
Je suis l’Unique ! s’écrie l’oiseau tout près. À ce signal porté si haut revient de délivrer le jour.
Ce qui dépossède la pensée d’elle-même est l’infinie nature de l’esprit, ayant englobé l’esprit lorsqu’elle accède à l’esprit.
Mieux vaut s’égarer pour penser, puisque chercher empêche de trouver.
Mettre en œuvre l’étrange langage de donner, ce langage des langages ou langage hors langage, destructeur de la destruction inhérente au langage.
Rien nulle part ne se pense ni se fait sans contrepartie. Cependant, quelqu’un jamais a-t-il maîtrisé l’acte ou la pensée ?
Et par quel entêtement la charge écrasante de l’enjeu.
Je ne suis que du non-être qu’on me prête, car seul le possible agit. C’est d’ailleurs en cela qu’il y a effort.
Où donc alors est la joie ?
Que « pense » Isaac sous un couteau de boucher ? Surtout : que pense le couteau ? Et que dire de la place inoccupée !
Pourquoi aussi guérir d’une telle commodité !
N’est pas le bon couteau qui veut. Capable, pour s’opérer du monde, de ne conserver de l’outil que la docilité.
Qu’a donc l’arbre en lui, qui le dispense ainsi de tout ? La présence est pensée parce qu’elle introduit l’unité, non parce qu’elle la pense.
Grain de poussière, un rayon de soleil illumine le soleil.
Hormis cette indifférence, quoi de plus profond que la surface des choses.
Non que l’expérience façonne. Elle s’use !
Il ne s’agit pas tant d’échafauder une logique de ceci, que d’en épuiser toute logique.
Dit de l’oiseau, fort de son refuge : l’art peut-être ? Celui de ne pas s’envahir, comme ultime mode d’(in-)existence.
Porosité de toute chose qui transforme. C’est ainsi que le Je se danse : ni intérieur, ni extérieur,
invisible au milieu des regards.
Tout est mouvement, rien que mouvement. Le mouvement est tout – et rien.
L’être (l’être ?) est passage d’un désir sans objet. De cela on se rend compte trop tard, rassemblant les morceaux.
À la fin, l’incommencement.
S’éparpille et disloque la claire puissance du même.
Le personnage, la peste.
Son singe à fuir, qui dicte l’horizon.
Car oui, l’instant d’avant, celui d’après, toute chose était.
Un seuil : au moment de toucher l’accord parfait, préférer se fondre aux contraires ?
Qu’on inachève et consume. Ou, toute lumière déchiffrée, confronter l’être à l’être ?
Je n’ai pas à vouloir le réel. Juste le créer.
Lionel Erhrard, Dimensions de la nuit (1995-2012) – 1ère des 5 parties – inédit
© Lionel Ehrhard, SGDL
Monologue des sources – Poésie – Lachenal & Ritter-Gallimard, 1987
Lionel Ehrhard – photo P.-J. Buffy, janvier 1985
B. Lionel Ehrhard, Tombouctou, Rapport d’Étape, édition limitée à 100 exemplaires, 2004