Les ponts…
Les ponts assemblent les mondes depuis leur double racine avec la générosité commune à tous les passeurs. Ils ne prétendent pas aux fastes dorés ni à la verticalité altière des façades, et l’on sent bien qu’existe entre eux une fraternité : celle de la très sage et vénérable confrérie des Quatre-Cents.
Chaque pont relie un espace de pensée à un autre et le transforme en songe, garde les souvenirs d’adieux qui ont voulu se perdre dans l’eau – chacun conservant, dans les croches et arabesques de ses rambardes, ce qu’il y a de clichés et d’éternité hâtive à travers les serments amoureux.
Leurs reflets déforment puis recomposent la matière qui édifiait, à peine solide, la géométrie des maisons, des palais, et cet agencement de losanges, de quadrilobes, de festons et corniches, cette rigueur du nombre d’une architecture savante, se liquéfie soudain dans la musique de l’eau orchestrée par les arches.
Les ponts de Venise donnent le tempo à notre pas comme à l’allure des bateaux. Le staccato des diables, des caddies, à chaque marche, contraste avec la nonchalance des promeneurs, l’envol des jupes dans le vent, la flânerie d’hommes solitaires entrés dans de blondes songeries.
Certains ponts ont une personnalité si attachante que le voyageur revenant à Venise retrouve chaque fois un ami – celui-ci qui n’a pas de parapet ou cet autre, Ponte San Boldo. Ils accompagnent les barcarolles et sont les yeux des visiteurs qui regardent passer les péniches chargées de fruits ou de fleurs, les barges-poubelles, les pompiers, les ambulances.
Ils sont les marques de ce qui n’est plus chiffrable. Comptables de l’infinie répétition de la ville, ils modulent l’avancée et disent l’impossibilité d’élever une demeure sur l’instant. Ils nous font entendre que nous savons bien peu de ce qu’il nous faut relier des choses, que l’intelligence qui nous a été apprise entretient trop souvent avec le monde des liens distendus. Eux seuls peuvent nous aider à franchir le seuil où commence le rêve du temps, à convertir le bruit confus de nos vies en une absence tranquille, et il nous faut voyager un moment dans l’air avec eux avant de nous laisser ramener à la terre.
Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau