Eau

La Terre comme notre corps vit sous le règne de l’eau. Quand l’Homme cherche la vie dans l’Univers, il espère découvrir sa trace. Dans maintes cultures et traditions, elle est source de vie, lustrale et régénérescente, séminale parfois.

Thalès (« le premier philosophe ») aurait comparé la Terre à un navire voguant sur l’océan de l’espace, l’eau étant l’élément primordial de l’Univers par son mouvement rythmé à l’infini.
L’eau représente pour Lao Zi l’emblème de « la suprême Vertu » (ou effet -, 德,). Part féminine du paysage (水, shuĭ), épousant toute forme, riche de toutes les potentialités, elle conserve l’indistinction première – elle est libre et sans attaches.

Certains lui attribuent d’étranges propriétés comme celle d’avoir une mémoire, des humeurs moléculaires, d’être sensible aux sons… Il est vrai qu’elle est la métaphore-cliché du temps qui s’écoule et que les musiciens ont tenté d’en suggérer le mouvement ondulant ou heurté dans les aigus medium du piano, des arpèges vaguement mimétiques.

Pour Bachelard, l’eau est intimement liée au rêve, et le rêve à l’imagination même de la matière. L’eau est « un être total » dont « la parole » est dans la continuité de celle de l’humain, et il étend son parti pris sympathique jusqu’à déclarer : « Plus qu’aucun autre élément peut-être, l’eau est une réalité poétique complète. »

Mais l’eau ne s’inscrit pas dans le même paysage physique et mental selon qu’elle est un lac ou une flaque, une cascade, un fleuve ou un ru, un océan. L’intimité ou l’infini. La verticalité ou l’horizontalité ; la surface ou la profondeur. Le liquide ou le solide ; la transparence ou l’opacité du miroir. L’effroi ou la liberté ; le calme ou la turbulence…

Vivre n’étant pas un exercice facile, l’eau traduirait-elle les états de l’âme ?

Le jeune Léonard de Vinci aimait observer les tourbillons des torrents de Toscane  – « l’eau tombe », elle creuse et façonne la terre, crée des voies qui mènent toujours quelque part, vers un ailleurs. Mais ici étant déjà un ailleurs, les vortex formaient pour ses yeux le dessin des boucles d’une chevelure, et cette ophélienne obsession le travailla longtemps.

Novalis voyait en « cet élément de l’amour et de l’union » une « flamme mouillée » (…) «  née de la fusion aérienne ». Poète du fragment à l’esprit encyclopédique, voulant marier science, philosophie et poésie dans l’esprit de la raison sensible chère aux Lumières européennes, très au fait des études minéralogiques de son époque, ce premier romantique allemand, fin connaisseur du monde des salines, ne peut que nous parler fraternellement. Lui qui trouvait dans la nature « la somme de ce qui nous touche (…), cette communauté merveilleuse où nous introduit notre corps » et y lisait « une grande écriture chiffrée : sur les ailes, les coquilles des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, sur les eaux qui gèlent, à l’intérieur et à l’extérieur des roches, des plantes, des animaux (…) dans les surprenantes conjectures du hasard. »… Lui qui pensait que « l’idée de microcosme est pour les hommes la plus haute idée. Nous sommes ainsi des cosmomètres. »… Lui qui avait compris que tout est poétique puisque métamorphique, à l’égal du rêve et des choses naturelles, que rien n’est arrêté des glissements du temps (comme de l’eau) sur la forme de tout objet et de tout être…

L’eau, miroir de la conscience, support de réflexion selon les Grecs… Cailloux jetés dans l’onde comme des pensées, suivant les cercles de la rêverie, les jeux de l’illusion …

Comment ne pas associer l’eau à la mélancolie rêveuse puisque de tous temps, sous toutes les latitudes, les poètes y ont fait référence. Tel Claudel qui, voyant dans l’eau d’Angkor une « digestion de mirages », recommande à notre mélancolie « de ne point accuser la nuée, ni ce voile de l’averse obscure » : « La pluie tombe. (…) C’est l’ennui d’un deuil qui porte en lui-même sa cause (…) Les cieux pleurent sur la terre qu’ils fécondent. » Et Bachelard de le souligner : « la peine de l’eau est infinie », peut-être parce qu’elle s’avère « une sorte de médiateur plastique entre la vie et la mort. »

Une image saisie au bord de l’Erdre m’a fait penser au mono no aware japonais – le si léger, délicat, sentiment poignant des choses (si proche de ce que ressentaient les poètes chinois classiques). Lorsque le moindre détail du monde observé se nimbe d’une étrange absence (ou sur-présence, on ne sait trop), devient comme une confidence intime en écho de l’onde (mais non narcissique), le regard et ce qui est regardé entrent d’un même cœur dans l’oubli, proposant à l’esprit le meilleur mode de disparition.

Le monde se voit renvoyé à l’eau-miroir… Paysage dans le paysage, le réel est le produit de son reflet : « Le lac a fait le jardin. Tout se compose autour de l’eau qui pense. » (Claudel, Connaissance de l’Est)

Au plus près du vivant, tout passe – c’est ce que retient l’eau de notre image dans l’éphémère éternité de l’instant.

Bernard Neau