La nuit tombée…
La nuit toute ville est étrangère, et Venise davantage avec ses voies peu éclairées ; le volume de l’espace diffère de celui du jour, les distances sont changées, les signes colorés qui servaient de guide se sont effacés.
Grâce à la Bora, le ciel est empli d’étoiles. La lune prend des teintes de sable, rythme les marées, règne sur le silence – elle a des reflets d’or, sur l’onde, dans les nuages… La cité a choisi pour emblème la divinité de l’eau ; fidèle et protectrice, elle a guidé les flottes de la Sérénissime à l’assaut de l’Ottoman pour une guerre des deux lunes sur la mer.
Elle est l’âme des masques et porte sur le labyrinthe son regard mystérieux et oblique. Symbolisant la lenteur dans la fugacité des choses, la lucidité de l’ombre, elle veille sur les fondations, le marais des origines. Elle dispense la lèpre et la moisissure, et sa capacité d’engloutissement peut s’avérer mortelle. Venise est faite de lune.
Il revient à San Polo, va jusqu’au marché aux poissons. La lueur des réverbères est pauvre et humide ; le pavé, strié de bleu. Des formes fantastiques et marines le dévisagent sous les chapiteaux. Il entend le bruit fort du clapot, les eaux ont recouvert les marches de la Ca’ d’Oro. Le vieux palais a des accents pathétiques dans sa fragilité.
Il poursuit vers l’Arsenal – salue au passage le buste de Dante, les deux lions tutélaires – longe de hautes murailles derrière lesquelles la Sérénissime a été délaissée parmi les herbes, les plafonds effondrés, un chaos de madriers et de rebuts métalliques, la gloire vaine des rails rouillés. Il pense que le plus beau monument de cette ville est peut-être la Corderie – une cathédrale du vide, pas assez vaste pour contenir l’âme entière de Venise.
Extraits de « Sur les traces d’une absence » in Venise, miroir des signes, Éd. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau