Le labyrinthe de Venise
Le labyrinthe de Venise n’est pas une construction mythique qui mènerait à un centre secret, ni une figure de notre perplexité. Épousant la configuration des îlots, il rassemble dans un espace restreint les combinaisons les plus complexes des voies aquatiques et terrestres.
Qu’y cherche le voyageur, sinon à voir ce qui peut se voir. Il veut gagner cet endroit, et il lui faudra faire maints détours avant d’y arriver, découvrant des signes qu’il n’attendait pas. Chaque instant en appelle d’innombrables autres, et cette manière d’initiation, cette dérive contrôlée, est un jeu de masques où alternent le visible, l’invisible.
Il voit des grilles murées sur leur silence, des fenêtres scellées avec de la brique. Les perrons sur l’eau ne conduisent nulle part. Il croit s’être fourvoyé dans une impasse, mais se présente une issue : un dégagement dans un boyau latéral, un pont en répit des calli tortueuses et obscures, une trouée de lumière sous un porche, la bouffée d’air soudaine d’un campiello. Et comme cela se répète plus ou moins, jamais identique ni tout à fait différent, il peut se figurer ce qu’il ne peut atteindre.
Le voyageur doit trouver son allure, construire sa marche. Tout se conjugue dans une sorte de présent éternisé qui enivre. Les murs racontent une histoire qu’il suppose, en partie, ressembler à la sienne – surfaces aux suggestions inépuisables, ce ne sont que des murs qui font des vagues… Et les ponts aussi rythment sa traversée : il ne cesse de monter, de descendre…
Chaque sestiere a sa personnalité : maisons en à-pic à San Polo, canaux sinueux de Castello, espaces aérés dans le Cannaregio. La seule pause obligée est celle du grand Canal ; sur les bancs de l’embarcadère, le voyageur reprend son souffle malgré la violence des secousses. Puis il longe encore des murs, murs ouverts ou fermés – occlusions lumineuses, ténébreux appels – comme ces portes, ces fenêtres.
Peu de lignes droites – un entrelacs indéfini qui est une topographie du sentiment. Des routes se précisent, auxquelles il restera fidèle : Campo dei Frari, San Rocco, Campo Santa Margarita, San Trovaso, Ponte dell’Accademia… Campo San Polo, Rialto, Salizada San Lio, Santa Maria Formosa… et contraint de dévier sans cesse, il conserve l’image de la trajectoire qu’il a lui-même tracée.
Le chemin labyrinthique n’est qu’un effet du miroir et de l’eau. Que déchiffrer des signes parmi cette jubilation chatoyante de pierres, de briques, de canaux ? Que lire sur cette interminable fugue de murs ? Ces choses amies sont l’œuvre d’autres destins, et leurs indices nous donnent une plus tangible perception du réel. Il faut donc se laisser aller, ne pas s’attacher à trouver. Ce que l’on ne peut voir là-bas, on le rencontre ici dans une vision approchante, et ce qui se répète revient comme possible.
On ne peut se perdre dans Venise. Nous n’étions jamais partis, n’arriverons jamais, et continuerons à naviguer entre les murs comme si nous étions en mer ou traversions l’immensité d’un désert.
Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau