Un paysage-mémoire

Ce qu’on appelle “ mémoire ” est un songe volé aux années. Un tissu lâche se trame et se défait autour d’un centre vide ; une multitude de signaux renvoient à des choses tues, pérennes ou éclipsées.

Le regard se pose – on surprend une image qui, discrètement, cheminera jusqu’au visage. Comme un éblouissement de la durée, un instant de grâce, révélant des surprises initiées dont les yeux garderont à jamais une empreinte.

Des rides et des marques ; des douleurs, des bonheurs ; des impasses, des promesses ; des faces ou des murs. Chacun de nos gestes en recueille un écho perçu dans le rythme de visions lancinantes qui emplissent le paysage de milliers de petites vibrations et notations cryptées, violemment ou en douceur.
Aux formes du dehors s’ajustent nos perceptions, et peu à peu, le regard se construit avec des images que souvent nous n’attendions pas.

Il faut savoir vivre ce qui s’estompe dans la durée, accompagner le long travail de l’oubli qui, en nous, autour de nous, se nourrit de haine et d’amour confondus.

Serait-ce un murmure à bouche close, une parole enfouie dans ce qu’il faut taire ? Le langage humain vivrait-il d’un mémorable effacement afin d’apprendre à découvrir le monde avec l’œil d’une nouvelle enfance ?
Alors, ce qui demeure en nous de l’oubli serait comme un silence à garder.

Il y a beaucoup d’ailleurs appelés par ces murs. Fragments de paysages dans le paysage, ils découvrent des rives imaginaires en partance vers d’infinies rêveries.

On a toujours l’impression que quelque chose va se défaire, changer d’état, de nature, que tout est suspendu dans une sorte d’indécision rouillée.

Nous sommes dans l’idée du précaire, du transitoire, des choses qui vont disparaître, mais il semble que les murs veuillent corriger le geste de l’homme, aider à en conjurer la malédiction, en recréant, au moyen de l’élémentaire et du très ordinaire, toute une matrice d’indices mémoriaux entre l’opacité des choses et la fragilité des signes : empreintes, esquisses, cryptogrammes, marques énigmatiques – sortes de cunéiforme, de runes ou sinuosités coufiques – chiffres, coulures, biffures tracés avec des ombres pour qu’en sorte de la lumière… comme autant de clins d’œil aux écritures et à la peinture de tous les âges et horizons.

Certains détails, faits de concrétions, de micro-sédiments et des porosités du ciment, peuvent être déchiffrés comme on le faisait autrefois avec les pierres imagées. Aussi, pour qui est attentif, les murs deviennent des pages de signes et d’écritures.

L’homme a appris à écrire sur des os, des peaux, des pierres, des galets, voulu laisser des traces, des messages, pour conjurer la disparition, mais est-il de meilleur support que les surfaces murales pour rappeler le cycle des lieux et des heures de notre éphémère existence ?

Un reste de mémoire fait corps avec ce qui s’est improvisé, ici, lentement, dans des errances de formes et de lignes qui proposent autant de fictions que d’images du réel pour que l’oubli puisse tracer son chemin, désencombrer l’esprit, alléger le site du poids de son histoire.

Le paysage devient le regard entier, qui en retour l’inscrit dans un songe de la durée – il est rendu pleinement à la réalité présente, en instance heureuse de ce qui va advenir.

Les feux violents de la mémoire se sont apaisés, visibles dans les volutes de l’air, sur les plafonds, les cercles du vent et de l’eau, les traces terreuses des parois qui font saillir le souvenir du bois. Et tout ceci est un effacement du terrible, même si demeure sur le palimpseste du béton le dépôt des horreurs du passé.

Les plus menus détails éveillent les surfaces pariétales à leur vocation d’horizon. Tout s’enchaîne de la mémoire, du paysage, en ces exsudations murales : le grand dans le petit, l’ici dans l’ailleurs, le silence dans le cri, le mort dans le vivant.

Et quand la rouille apparaît, que la peau des murs se desquame ; quand les matières s’altèrent, se recomposent ; quand ce qui a été édifié avec une volonté belliqueuse de servir se change en gestes et pensées inutiles, les surfaces rêveuses sont des étendues de mystère.

La base sous-marine de Saint-Nazaire

Un étrange patrimoine entre mémoire et devenir
Bernard Neau (texte inédit–extrait)