Notes sur En amont de l’oubli (inédit – extraits)

page 1

Tout écrit rapportant une expérience (au sens fort ou anglais du terme) est un livre des distances, et qui ne peut s’écrire que pas à pas. Distance de soi à soi, de soi à l’autre, distance de soi au monde. Distance dans la distance, qui est distance d’amour.

L’expérience transmise par la parole est dédiée aux vivants et aux morts qui continuent de parler à travers nous le langage de l’espèce.

Le langage ne peut rapporter le tout du réel ; c’est pour cela que l’homme est un animal inquiet. Le réel est partout en nous, autour de nous, et nous échappe pourtant. Le regard l’apprend, le mental le comprend.

Alors qu’est-ce que « rêver » ? – sinon la folie que l’on s’accorde pour vouloir atteindre le lieu le plus exact du vivant. 

Le rêve et le réel entretiennent avec le monde élémentaire un même rapport – dynamique et symétrique. Mais, étrangement, le rêve nous est plus tangible, nous ramenant toujours – par un biais ou un autre – à la nature. Désordre des mots aux référents erratiques vers une plus neuve association des choses.

Le réel ne peut être confondu avec ce qui est appelé « la réalité ». Nous ne saisissons de lui que des bribes, des fragments, des phénomènes en creux ou troués. La réalité peut nous tuer, le réel entrevu nous aider à vivre. D’où la nécessité du dire poétique comme la conscience la plus approchée du réel.

« Le réel est l’oublié du visible. » (Bernard Noël)

Page 2

Nous souffrons de la conjuration universelle du plein. D’un trop-plein d’images pleines et de langage plein, trop sonores avec mises en spectacle. Yeux et oreilles en sont saturés comme si il fallait remplir l’espace – tout type d’espace, même langagier – coûte que coûte. Pour celui du « dehors », hélas, le poète n’y peut rien, sinon fuir là-bas, emportant ses regards atterrés. Pour celui du « dedans », il lui faut résister par la grande épreuve du vide. Comme on le fait dans une maison encombrée de la cave au grenier. Se débarrasser des meubles, de l’accessoire de soi. Ouvrir des portes – qui n’ont, en fait, jamais existé – et des fenêtres sur le grand dehors, qui furent toujours intérieurement ouvertes. Puis ôter les inutiles parois qui ne soutiennent plus rien.

Pourquoi dit-on « plénitude » et pas « viditude » ? Parce que le mot est laid ?

Ce plein qui n’est pas le Tout, et qui empêche de l’entrevoir.

Ce plein qui ne définit ni ne désigne a contrario le vide.

Le vide – dans le regard mental. Sa visibilité est intérieure.

La poésie ne peut émettre que des hypothèses de vie.

Notre rapport aux choses est encore plus complexe que celui que nous entretenons avec les humains. Cela vient de ce que nous n’obtenons jamais de réponse de leur part, et que nous sommes toujours voués à leur en imaginer une.

La parole peut être habitée par les choses car elles sont le regard de notre solitude. Elles sont là, assurant notre quotidien, muettes dans une autre langue, tangibles dans un autre monde. Leur silence gagne celui de notre parole par contamination de l’espace, nous apportant un peu de leur respiration.

Trouver le juste phrasé, la note juste, le geste juste, la juste image, la juste place du mot dans l’espace de la page. Impossible exigence ? Cette quête du juste fait que celle du Vrai – ou du Beau – n’importe plus.

Le regard est un geste. Geste mental qui peut se passer de l’image et des mots. Et quand l’on décide d’arrêter une image, comme dans l’acte photographique, ou l’écriture du poème, il faut avoir ceci présent à l’esprit.

Page 3

Tout est lié, tout se relie – c’est ce qui parle dans le geste.

« L’oubli

miroir de l’air

fait quelque fois surface

insouciant

le geste jardine »

(Claude Margat)

Le poème – quand l’instant inattendu perd le discours et la pensée pensante pour atteindre la parole.

Travailler la parole au corps, c’est écrire. Écrire, c’est faire – alors, il faut faire, et puis se taire. Dans la nécessité, et dans la lenteur, qui est un autre mode de l’urgence.

Nous recueillons dans les mots le dépôt, le précipité de notre expérience conjuguée avec quelques rares parcelles décantées du réel. Suffisant pour notre joie. Joie qui serait « le saut sur place » (Dominique Labarrière), quand on a la sensation de s’être enfin rejoint, ne serait-ce qu’en un instant créateur.

Le travail de la perte donne force à la parole sur l’horizon de la disparition. Mais d’où nous arrive, quasi musicalement, ce perdu qui hante à ce point la parole ?

La parole, toujours, avance et s’envisage… (Sans visage ?)

Tout écrit est un legs, la transmission d’une expérience qui est le récit de notre aventure humaine. Et ce que nous léguons (une simple image, une formule) sera repris dans une autre parole, un autre regard. Nous ne saurons jamais quoi, ni par qui. Mais il est évident que nous n’échapperons pas à l’oubli, sous un mode ou un autre.

Nous sommes les héritiers de nos possibles manqués, bifurqués…
Chaque être, chaque chose, chaque geste est unique – alors que tout, à chaque instant, aurait pu être différent.

Trouver le « lieu et la formule »… qui se présentent là, à nos pieds, sous nos yeux ! Et pourtant si loin derrière le regard ! Ainsi pourrait-on comprendre l’expression de Rimbaud comme la quête, et requête, adressée à la parole.

Un éclair – en un instant, d’un bout à l’autre de soi-même, lorsqu’il n’est plus rien au-dedans où puiser, plus rien au-dehors qui ne barre l’horizon.

Page 4

Le langage peuplé de mille espèces mène à la parole solitaire, et le malheur arrive quand l’on ne parvient pas à habiter sa solitude.

Quand les mots ou les images montrent les choses avec leur doigt, c’est inconvenant…

Il n’y a pas d’« arrière-mondes » : l’invisible est un aspect du visible ; l’indicible, l’œil du dicible ; et le rêve, le cœur même du réel.

Les dits du silence… Cette découpe de lumière sur le mur –, un éclat du monde. Que nous dit-elle du réel lorsqu’elle prolonge en nous « le rêve de la lumière » où le monde s’accomplit ?

Savoir lire la portée des rides d’un visage comme on le ferait de celles en surface muette de l’eau. Alors, dans son orbe de silence, une idée du langage apparaît.

Nous sommes parlés plus que nous parlons, et sommes autant regardés par les choses que nous les regardons.

Quant aux choses –, tenter de faire poétiquement entendre ce qui se tait en elles.

Le travail souterrain, ressassant, de ce qui s’écrit sans s’écrire – toutes ces virtualités perdues dont l’écriture restituera peut-être un jour les traces avec la consciencieuse fidélité d’un archéologue de l’oubli.

Au cœur des grands paradoxes de l’existence, connaître davantage ce que l’on ne peut savoir.

« Ce dont on ne peut parler »… il faut tenter de le dire malgré tout car l’intuition sait trouver ce que l’intelligence finira par formuler.

« Naître est un procès qui ne se termine jamais » (Roberto Juarroz). Ainsi en est-il du poème comme de notre existence. Nous sommes en perpétuel cheminement dans un processus sans fin ni commencement duquel nous serons un jour débarqués.

Nous traversons des épreuves. Elles nourrissent le cri, innervent le chant, alimentent la parole. Michaux associe « épreuves » et « exorcismes ». L’éprouvant racle, rabote au-dedans. Que cherche-t-il à vouloir extirper ? Décramponner tous ces personnages agglutinés au moi afin de libérer une parole détachée de son je ? S’arracher aux boursouflures de leur orgueil fou ?

Page 5

« L’instant » ? – ce point le plus aigu de la perception du vivant lorsque, apparues soudain à la surface du regard, les petites épiphanies du réel font que présence et absence s’équivalent.

Le lent et nécessaire travail de l’oubli dépouille l’arbre des souvenirs depuis les racines jusqu’à ses feuilles. Mais ce qui insiste, résiste, persiste, est une écorce de l’enfance qui ne veut pas s’effacer et dont la nature est de survivre de son exil en l’âge adulte et raisonnable.

Les cercles de l’enfance… Le corps n’oublie jamais tout à fait les sensations perdues. Demeure toujours un reste de mémoire revenu depuis le fond de l’oubli qui nous est restitué dans la sensation pure, que le temps n’a pas altéré, juste décalé dans sa perception.

L’impossible reproduction du même. Maladie de la nostalgie. Opération névrose, et nécrose – le même, c’est la mort.

Dans le tissage des jours, l’oubli est la trame du sens et l’absence, le fil de la chaîne.

L’oubli est un des langages de l’enfance qui rassemble tout le perdu dans le secret.

Écrire, penser, aimer – c’est donc tourner finement autour d’un secret afin d’en laisser entrevoir quelques pans qui nous permettent de mieux approcher de la conscience du réel.

J’entends bien ce processus décrit par Bernard Noël :

“le mystère est d’abord un plaisir

plus tard il devient un problème

plus tard encore il se moque de notre liberté

enfin il s’accorde avec notre silence”

Sur la contemplation taoïste : zan wang (s’asseoir dans l’oubli) ; Claude Margat : « L’oubli est le chemin le plus juste vers le ciel. »

Le silence est le seul langage commun aux choses, aux pierres, aux animaux et aux humains.

Le silence est la pointe la plus physique et affinée du travail poétique reliant l’à peine visible au tout juste audible.

Comment la parole peut-elle réclamer du silence qu’il se fasse entendre ?

Page 6

La lumière est l’éclat du silence.

Le silence, ou le regard du vide.

On renvoie toujours le silence au « spirituel ». Mais tout autant faudrait-il le renvoyer au « matériel » contenant toutes les virtualités du sens des choses. Qui se perçoit, se vit, s’éprouve au quotidien dans le monde le plus élémentaire. Le silence est notre potentiel d’existence.

La parole est une semence d’espace dans le temps du silence.

À moins que le silence ne soit l’espace où le temps de la parole s’accomplit.

Dans l’imperfection du langage, le silence ramène le monde à son intime dimension et installe une densité qui enveloppe les choses.

… le vide ou l’implosion de matière verbale dans l’expansion du silence.

… physique du silence quand se libère la part d’invisible contenue dans l’émotion pensive.

Le sourire inadressé est l’une des figurations les plus fines du silence.

Difficile de ne pas associer à « visage » : regard, rides, sourire. Le visage ? – l’expression de notre paysage mental, l’image la plus poignante pour exprimer l’humain et désigner l’Ouvert.

L’instant véritable s’accomplit dans la lenteur construite de notre rêve – un paysage ouvre sur un autre paysage, un visage sur un autre visage…

En nous, hors de nous, une phrase se poursuit…

Trouver son centre de gravité.

…alors sera retrouvé le chemin du lent émerveillement, la voie d’une plus tranquille et plus juste célébration du monde.

(avril 2008 – mai 2013)