Des murs, de l’Histoire et des hommes
Il faut ouvrir le grand livre d’écritures qui rapporte la légende des murs, de l’Histoire et des hommes…
L’Histoire serait-elle, comme le pensait Joyce, “ un cauchemar dont l’on essaie de s’éveiller ” et qui s’écrit en lettres de sang (“ avec une grande Hache ” comme le disait Perec) ? “ La machine à broyer l’homme ” (Goffette) aurait-elle toujours été en marche ? Ravages, carcasses, charniers, tueries – infernale répétition avec ses Bons, ses Lâches et Méchants, ses Innocents et ses Justes, dont personne ne ressort complètement indemne.
L’Histoire ou l’ironie cruelle de l’humaine destinée, l’emballement événementiel mettant en scène le potentiel délirant de nos milliards de vies, contre laquelle les créations de l’art, la musique, le poème, les antiphrases défensives et les cris de révolte sont d’un poids dérisoire.
Récit de la maison commune avançant à chapitres forcés, mal ajointé dans le tourbillon de ses prédatrices péripéties. Comme le lit d’un fleuve en perpétuel débord dont les hommes ne seraient que galets roulés au gré de courants mauvais ou apaisés.
Les hommes recueillent ou effacent les traces du désastre et n’arrêtent une vague et incertaine identité qu’en calmant, un moment, leur folie.
Ils archivent ou déchirent, classent et déclassent, écrivent, réécrivent des pages et des pages, passent de mensongers récits fondateurs à de factices romans de la nation, et remisent leurs hontes avec leurs savoirs dans les placards de l’Histoire.
Ils abattent des pans entiers de murs, en reconstruisent d’autres. Par souci de gloire, d’immortalité, de profit, ou par simple utilité, salubrité. Ils désirent s’agrandir, embellir, transformer – et ils éradiquent afin de se détacher de leurs rêves malades. Comme si, avec les murs, leurs pensées et leurs gestes devaient s’écrouler les uns dans les autres…
Les murs sont pour nous l’âme gardienne du souvenir. Vigiles de nos actes, ils tiennent notre devenir dans la main du présent, et leurs surfaces veillent avec sagesse sur nos peines et nos joies. Entendrons-nous ce qu’ils offrent au regard, en lieu et place de notre cœur ? – des étendues ouvertes au pardon, porteuses de nos larmes.
Miroirs de nos amours comme de nos solitudes, ils parlent de nos gestes heureux, disent les douleurs inentendues, les chairs déchirées, les silences humiliés, et reflètent la beauté secrète de nos désirs.
Ils nous regardent plus que nous les regardons, connaissent la teneur de nos rêves : ceux qui nous fondent et ceux qui nous défont, ceux qui se sont échappés, et ceux qui nous ressemblent.
Matière métaphorisée des mondes minéral et végétal auxquels leur texture s’apparente, ils sont le corps étranger libérateur des rêves de chacun enfermés dans la cage mentale, les médiateurs qui permettent aux vies et élans imaginaires de se prolonger dans d’autres regards.
Derrière leur part d’énigme, ces corps-surfaces sont nos propres yeux qui s’attardent et regardent, et nous les parcourons comme des livres de méditation et d’aventure aux pages sans attache déployées.
Il faut les écouter dans l’instant même où l’œil les rencontre, savoir lire leurs cicatrices, suivre la lente métamorphose de leurs signes dans le cours régulier des saisons, entendre ce qu’ils recèlent de cris muets, de paroles, et comprendre ce qu’ils veulent bien nous transmettre de la respiration du visible, de l’invisible…
La base sous-marine de Saint-Nazaire
Un étrange patrimoine entre mémoire et devenir
Bernard Neau (texte inédit–extrait)