Du détail matériel à la vocation d’horizon
Le travail des murs, en ses figurations sauvages comme en ses abstractions improvisées, est comme un antidote ironique aux autodafés nazis de “ l’art dégénéré ”. Jouant de l’artifice et des effets naturels, dans la complicité de gestes artistes, ils sont la contradiction en acte de l’architecture totalitaire – d’Albert Speer et de son millénarisme fou des “ruines de valeurs”, au si grand nombre de ses émules inconscients dont les extensions urbaines d’empilements bétonnés sont le triste prolongement. (“ Depuis 20 000 ans, nous vivons dans des cubes. L’humanité doit désormais en sortir ”, Olivier Debré).
De ce peintre, j’ai pu imaginairement retrouver “ des signes-paysages ” et des “ signes-visages ”.
Sur les murs, j’ai retracé des lignes mentales et rêvées à la façon de Cy Twombly – écritures fugitives dans la vitesse et la ferveur d’un tracé d’enfant.
J’ai vu des formes en “ dripping ” de Jackson Pollock sur une porte banale du toit-terrasse ; un monochrome de Robert Ryman, tout au fond d’un endroit ingrat, qui ne révèle l’intensité de sa couleur que dans la lumière des premières semaines de l’été.
J’ai vu des éclats noirs et lyriques de Franz Kline, de Willem de Kooning ; et des Motherwell, des Rothko, un Zao Wu Ki, un Tal Coat, un Degottex… côtoyant des peintures pariétales.
Un réseau d’intuitions et d’esprit de dessin s’ébauchait dans ma fantasmagorie. Les lignes annonçaient des figures. Entailles et incisions gravaient des contours nets. De longues hachures soulignant la lumière modelaient des volumes qui étaient autant de départs de motifs.
J’ai pensé à Albrecht Dürer en examinant les tailles des surfaces : elles accrochent les ombres en traits fins et profonds afin de conjurer, avec une foi obstinée, le travail rongeur de la Mélancolie, du Malheur et de la Mort.
Sur un mur, j’ai cru voir s’envoler, comme un pur désir depuis ses roseaux, une sorte d’oiseau chinois que j’ai prêté à l’encre de Chu Ta.
J’ai aperçu des frottages centimétriques et des “ hommes-fils ” revenus dont ne sait quelle Grande Garabagne d’Henri Michaux.
Et partout, des carrés, des croix noires, des chiffres et des “ objets du temps ” chers à Antoni Tàpies (comme ce tissu noué, le long d’un mur, pendant au bord de l’eau)… Un esprit espagnol (et plus spécialement catalan) imprègne ces murs : des forçats Républicains du Camp Franco à Morales, l’architecte qui a ouvert la base. Alors comment ne pas songer à ce constat terrible de Walter Benjamin : “ Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie.”
Il ne faut pas vouloir interpréter mais laisser les formes monter jusqu’à nos yeux. Nous traversons des zones de mémoire silencieuse – à notre insu, ce monde nous transforme du fond de son insondable indifférence, et nous l’éprouvons dans ses multiples venues et apparitions.
Face à la chose vue, se superpose le calque de la chose rêvée, et le détail, le très rapproché, le fragmentaire, incite à explorer le très vaste.
Tout fait sens des coulées pacifiantes ou des cris des couleurs. Ce qui fait silence se vit ici dans un reste de mémoire, au fil de hasardeuses banalités. Une tache sombre dessine avec le salpêtre un contour montagneux dans le vague d’un paysage aquatique. Plus loin, au creux d’entailles humides courant en minuscules ravines entre des macules de rouille, d’efflorescentes suggestions tracent sur la portée du ciment des sillons infinis de rêverie…
Une peinture écaillée, une traîne blanche, une coulure verte, un accident du béton évoque un paysage vu du ciel, un nuage, un fantôme, un animal, le lointain reflet d’un humain. Tavelées, ridées, étoilées, humbles et ravinées, ces parois sont comme des visages.
Ce sont des idées nomades dans un recommencement de matière, des images passantes, infiniment transfigurables en leur énigme. Chaque détail, chaque fragment, semble se rapporter à un ordre général et secret. Et ces surgissements, ces résurgences, sont pour nos yeux à l’écoute une mémoire en acte.
La base sous-marine de Saint-Nazaire
Un étrange patrimoine entre mémoire et devenir
Bernard Neau (texte inédit–extrait)