Approche du pays blanc, texte intégral

En 1983, Pierre-Jean Buffy désira publier l’œuvre d’un photographe nantais sur les marais salants du pays guérandais qui correspondait tout à fait à ce que nous recherchions. Il me demanda d’accompagner de mes textes les images de Paul Morin dans « L’Orée des yeux » réalisant son projet d’alliance entre poésie et photographie. Je connaissais ce lieu depuis mon enfance, j’y retournais chaque année – il ne restait plus qu’à savoir le regarder.

(…)

Les marais salants devinrent pour moi comme un « jardin du regard », y retournant régulièrement pour les photographier, y méditer. « Approche du Pays blanc » est une façon de relancer l’esprit initial comme de fermer la boucle.

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La couleur est une transparence hantée
un fil de jour caché ajustant
le regard qui voit
à celui qui ne voit pas

*

quatre amers sur l’horizon voilé
cinq clochers de pierre et d’ardoise
bornent un ciel indifférent de gris
et ruissellent de lumière

*

minceur du paysage

ici le travail de la mer
prolonge celui des hommes

mosaïque des canaux
filaments d’argile

fares
œillets
adernes

*

d’un unique trait
de l’océan à la terre
l’eau versée en plaine
suit le tracé de l’homme

les boues craquelées
rappellent le sol lézardé du désert
et les triangles blancs, les salicornes,
les épis et tiges très petits,
sont des personnages
des montagnes des forêts des blés
parmi une moisson d’écume et de ciel

*

salines en croix d’argile

cristaux
fleurs d’iode fines

pattes d’oiseaux
sous l’écriture
frisée de l’eau

*

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au milieu des vasières, la vigie solitaire
d’un vieux bout de bois veille sur
un bestiaire fantastique,
des herbes folles,
les ponts complices de terres étoilées,
dans un magma de réminiscences marines
agitées par les vents

*
le pavage fragile
crée des arcs de boue

et les peaux de vase séchées
accrochées aux levées,
des ailes de chauves-souris

*

le noroît
le suroît
le vent chaud du levant
assurent le pays calme

et le cercle des éléments,
une vie humaine sauvage

*

bateau démembré dans
l’arrière-pays des digues et
des clochers
ou araigne
enveloppant la plaine de
sa vaste toile colorée ?

à peine visible, au-delà
des collines, la fumée
des nuages s’élève
sur l’horizon d’argent

*

un îlot
détaché sur l’espace
abreuve d’infini une pure solitude
le long d’une frange d’écume

*

lentement,
ramène le sel avec
le palud

sur sa palette d’argile son geste
croise le pinceau du ciel

*

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nous allons vers l’océan

les nuages
ont des mouvements de sables

la route disparaît
dans une trouée d’azur

*

nous percevons une grande clarté
mystérieuse dans ce qui nous entoure –
chardons fanés, fougères roussies
bruissement du vent
grains de la pluie

au loin des hirondelles de mer
jouent entre les haillons des nuages

au-dessus de nos têtes
un V de liberté désigne notre chemin

*

le paysage est notre pensée
traversée du souvenir fidèle d’autres lieux

des mondes se mélangent
donnant forme à notre passage

et nous tenons entre présence et
absence risquant la beauté
d’un éclat d’univers
au cœur d’un identique instant

*

l’espace arpenté et les yeux
qui le contemplent
entrent d’un même cœur dans l’oubli

tant d’évidence
que tout s’évanouit
dans la couleur ignorante
de notre souci

eaux de lumière inépuisables
quand le séjour des vivants et des morts
n’est plus qu’une fable d’ombres

*

les nuances du bleu et du ciel argenté
les voyons-nous avec les yeux de ce pays sans arbre

de qui sommes-nous le cœur et de quoi le reflet ?

*

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à la lisière du réel,

entre deux mondes,

silence

en écho du vide
de la terre
et du ciel

*

sans fin ni commencement
le paysage se déroule
équilibrant ses mondes

à la croisée des vents
les yeux sur l’horizon
marcher
puis s’asseoir
dans l’immobile et
l’inutile d’un centre imaginé

sentir
le souffle de l’océan
emplir toutes les parcelles du paysage
et les vider
au rythme des étiers et des marais

*

le ciel entier
dans la minceur tremblée de l’eau

iridescences
risées-éclairs

avivant
sur les plis de la vase
de l’écume

toutes les couleurs du sombre

*

les lignes du paysage dessinent
les contours de l’invisible
si proche et familier

quelque chose, partout
est imminent

une brume venue de la mer
va envahir la plaine

*

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nostalgie du possible
ou instants en suspens d’un devenir ?

les traces vouées à l’effacement
révèlent notre regard
en déposant dans les plis de l’oubli
de lumineuses épiphanies

*

tout est d’une beauté
qui fait de la rencontre de
l’océan et de la terre
un songe peuplé du vide

souffle devenu buée
depuis ce qui ne parle pas

*

fragments du silence
où le très petit
trace l’unique chemin
entre le regard et l’immensité

*

paysage dans le paysage,

le regard

sur un court territoire de
la lumière

et chaque détail concentre l’espace,
ouvre la durée aux vents et secrets
de tous les possibles

*

jouant avec le tracé de l’homme

reflets changeants
ombres passantes

plans en bascule de l’onde

*

fugues d’instants où
la nature s’accomplit

comme un rêve
au bord du temps

*

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la douceur des collines
les toits gris des maisons

la mémoire du sel
en ces miroirs d’argile

*

de ce monde circulaire
naît le jardin du regard
du cœur
et des pensées

beauté du simple
lumineuse solitude

avec toujours au large
ce déferlement immense

*

puis les oiseaux sont revenus

en lignes ondoyantes

blanc sur blanc

nuée dans la nuée

*

nous naissons du regard
et n’avons pas assez de nos yeux
pour nous apercevoir que le temps
imprime en nous la morsure inachevée
de l’instant

Bernard Neau, 2013

Maquette d'Approche du Pays blanc

Maquette d’Approche du Pays blanc