On est chez soi dans ce paysage…
Dans les calli, sur les fondamente, court avec l’eau un fil absent de rumeur chargé de sons intacts, et le matin on distingue sa qualité discrète et précise entre mille petits bruits.
Dans une ambiance de village, en fin d’après-midi, les cloches égrènent un son mouillé. Réfléchi contre les parois, il se propage avec clarté le long des canaux. On ne sait de quelle église il est venu.
Un chant s’élève dans la ruelle, puis un autre lui répond – c’est souvent le même, et on saute de couplet en couplet passant d’une rive à l’autre. Chocs de marteaux, sacs qu’on dépose. On est bercé, environné par une même nappe vocale, mais comme le son déroute, on est amené à se diriger vers ce chant, à venir au-devant de ce bruit. Est-ce derrière, à gauche, à droite ? On se penche, on s’écarte, on part à la recherche du gondolier ou du maçon. Et lorsque, enfin, on trouve le chanteur, on est surpris de le voir à cet endroit et, plus encore, de découvrir une tout autre inflexion que celle qui nous avait guidés.
L’emplacement de chaque chose ne se mesure que par les vibrations de l’air, et le soir cette perception est plus forte en ce qu’elle s’accentue d’un souffle marin. On est chez soi dans ce paysage, cette trame estompée de lueurs et de bruissements. Au cœur de la nuit, les fenêtres ouvrent sur un silence parfait. Et si l’on entend l’écho détaché d’un pas, ce très peu, au contour exactement timbré, en appelle à une partition plus vaste en marge de notre coutumière surdité.
Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau