La couleur est-elle « le rêve de la lumière » ?
La couleur est-elle « le rêve de la lumière » ? – cette ville n’existe qu’en couleur et l’on peut se demander si l’ombre n’en est pas le révélateur.
Quand on observe dans l’eau reposée l’image d’un bâtiment en aplomb, son ombre dresse un rectangle démesuré. Elle confère aux volumes leur densité, met en valeur la richesse des matières, alors que trop de soleil affaiblit le motif et que les vagues levées par le vent ou les bateaux viennent l’éteindre.
La voûte sombre des ponts est une matrice où s’opère la réfraction de la lumière qui rebondit sous les arches, se projette par éclats, avant de courir sur les murs et le perré en de longues ondulations.
L’ombre somnole et s’attarde, abandonnant le monde aquatique à la lenteur et à l’économie des bruits. L’incertaine clarté des périmètres de fraîcheur offre au promeneur une qualité de pénombre qui calme le regard, et ce dépouillement de la lumière a quelque chose d’oriental. Cœurs noirs derrière leurs grilles rouillées, antres crépusculaires, cellules ténébreuses et intimes, impassibles et épaisses – il faut accoutumer les yeux afin de percevoir, en un remugle humide et poussiéreux, les formes survivantes qui s’y ébauchent.
L’ombre serait donc baroque avec ses plis et déploiements, toutes les stratégies de l’eau mettant en scène le mouvement de la lumière.
Venise a été construite avec des ombres, de là peut-être son goût prononcé pour les ors. Les demeures sont obscures, les intérieurs d’église faiblement éclairés, certains murs des venelles ne voient jamais les rayons du soleil – aussi la lumière est-elle religieusement captée par le réflecteur de l’or.
On retrouve les coloris de la terre avec tout un jeu de gammes, de nuances, et l’on pourrait s’amuser à collectionner ceux de la ville : crépis jaune soleil ou rouge sanguin, rose carné des marbres, volets ombre brûlée, les ocres, les noirs, le blanc d’Istrie et les ors dans la nuit… Mais, hormis le drapé de Vierges en bois, l’oriflamme au lion et aux étoiles, des coques de bateaux, quelques tentures ou paline, le bleu semble avoir été rajouté sur la palette de la cité. Il est vrai que les peintres ont largement compensé cette carence, que le bleu est la couleur de l’ombre, que les gondoles font des efforts, comme la pluie avec ses luisantes bleutées dans le gris des pavés, si bien que l’honneur du bleu est sauf.
Et quand on referme la page des couleurs et de l’ombre radieuse de Venise, reste le souvenir de vénitiens qui, pour conjurer la soif, accoudés au comptoir des bacari ou assis aux terrasses, boivent l’ombra à l’heure de l’apéritif…
Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau