Venise, miroir des signes…
On est d’abord marin à Venise, puis arpenteur, livré au lacis de l’eau et des venelles. On dérive et il faut découvrir ses amers. Entre eux, des segments de rues, des scansions de ponts se multiplient jusqu’à affoler le regard. Tout est plus ou moins interchangeable dans ce paysage fragmenté, et notre attention ne peut être distraite lors de leur mémorisation – qu’ils soient banals comme l’échoppe d’un boulanger ou privilégiés comme cette vierge au coin sous son auvent d’étoiles – mais, vaille que vaille, nous finissons toujours par tracer notre route de part et d’autre du Grand Canal.
Deux moitiés de ville enveloppent sa triple courbe. Ce semblant de fleuve ceint de dômes, de vieux palais, aux charmes bruyants le jour dans le ballet des taxi, des bateaux, cet ample serpent ocellé d’huile, de rouge et de jaune, devient vite pour nos yeux débordés le maître des mesures et le seul repère certain.
Près du Rialto, l’étranger a fait halte sur une fraction de quai. Il voit, dans l’exubérance du trafic, les toits des vaporetti coupant en deux le décor des façades. Cette allègre mêlée, ce remuement désordonné entre les fascines des gondoles et les marches de marbre, fait qu’il se demande s’il n’est pas le personnage en trop d’une scène excessive.
De longs cygnes noirs glissent à la godille sur cette eau bouillonnante, accompagnés par leurs lapements.
Du clapotis plein les oreilles, le voyageur finit par pénétrer dans le dédale. Il change de dimension, parcourt davantage l’espace du désir que celui de la cité, et il lui faut veiller à projeter sa géographie imaginaire sur les coordonnées réelles de la carte. Il se trouve captif d’un fantasme de cercle, cherche le cœur de la ville pour en supposer les rayons, mais le trajet compliqué entre le cadre étroit des maisons l’oblige à revenir sur ses pas. Et il va de pont en pont, passe de l’énigmatique identité de la ville au simulacre de soi.
Il croit regarder, or c’est lui qui est regardé par les statues, les briques, les canaux. Il cherche un accès pour tenter de donner forme à ce qui est devenu son propre labyrinthe, et c’est une image de lui-même qui se voit emportée vers un tout autre lieu mental.
Alors commence l’épreuve de l’infinie patience. Instruit par une lumière qui n’a pas encore reçu de sens, le voyageur avance dans la question reconduite de sa place invisible, de son utopie. Après bien des errements, les places et les ponts en viennent à être reconnus ; les quais, les passages, trouvent enfin leur nom. Il s’aperçoit que la ville entière remodèle pas à pas son désir, mais cela est encore si incertain qu’il lui reste à arpenter le territoire toujours recommencé d’un séjour improbable, en lignes fragiles, traversées de vide…
Extrait du livre « Venise, miroir des signes », Ed. Terre de brume, 2002
Venise (1987-2002)
Galerie photographique
Photos de Jean-Pierre Buffy & Bernard Neau