Alger, el djezaïr…
Alger, el djezaïr…
J’ai vu le jour face à la mer sur les hauteurs d’un ancien nid de corsaires qui porte le nom d’île en arabe : el djezaïr. Exilé de mon enfance ensoleillée, je vis aujourd’hui en des terres pluvieuses au bord de l’Océan ; un peuple habite ma solitude d’images, de rires, de cris, de silences, si bien qu’il m’arrive de partager les blessures de son histoire (qui est aussi une partie de la mienne) et ses rêves de lointains.
Il faut aborder Alger en bateau. L’intensité de la lumière sur le bleu de la mer accentue la profondeur du ciel, l’éclat blanc de la ville. Le rivage s’étire jusqu’à se fondre au loin dans des voiles légers de chaleur.
La ville dévale les collines en terrasses croisées, empilant des cubes et des rectangles blancs. Rien de tremblé, d’incertain – droites et courbes ont des contours exacts. À peine débarqué, le voyageur se voit plongé dans une fourmilière brouillonne. L’activité y est bruyante, même si une grande part de la population s’occupe tant bien que mal à son désœuvrement.
Chanter l’amour, et faire l’humour…
Tant de visages disant une mémoire enfouie. Du désespoir souvent, et de la peur quelquefois, dans les regards. Accroupis, de vieux hommes semblent méditer sous leurs burnous tandis que de jeunes garçons en tee-shirt « tiennent les murs ». Les fenêtres laissent échapper des vagues de raï, de musique chabi, de mélopées kabyles : arabesques vocales endiablées des chebs et des chebates parlant d’amours malheureuses contraintes à la feinte ou la fuite – difficile liberté. Il n’y a pas besoin de traduction. Si le chômage et la misère font que les Algérois disposent de tout leur temps sous le ciel bleu près de la mer, ils ont peu d’espace pour respirer, faire l’amour et des enfants. Mais belle est leur volonté secrète de joie. Et l’humour apparaît alors comme une forme lucide de la tendresse pour conjurer le manque – associé à l’éternelle débrouille, il est autant un sport oratoire qu’un art de la défense.
Entre les plis du voile…
L’artère principale d’Alger que l’on appellera rue Didouche Michelet : boutiques de luxe « comme à Marseille », trottoirs encombrés, embouteillages. Dans un brouhaha de klaxon et de moteurs de tous âges, la puanteur noirâtre des gaz : taxis collectifs bondés, vieux bus poussifs, pétrolettes rafistolées, 4L brinquebalantes, antiques « Pijot » déglinguées – et aussi berlines rutilantes climatisées des nouveaux riches, limousines avec chauffeur abritant le confort silencieux des dignitaires de la casquettocratie.
Entre les plis du voile, derrière l’anonymat du haïk, des femmes dévisagent le passant de leur œil fardé. On devine leur âge, leur degré de beauté, de coquetterie (et parfois quelque activité amoureuse clandestine) en regardant leurs chaussures. On croise des jeunes filles en jean, le regard rieur, qui vont généralement par deux, suivies par des garçons nonchalants à la crânerie insistante. Des barbus sévères en djellaba blanche se sont aventurés jusqu’au centre- ville. Étalés sur des nattes à même le trottoir, les produits du marché parallèle, le trabendo. Seules de vieilles paysannes édentées, assises en tailleur, sans voile car retirées du désir des hommes, paraissent avoir le droit de mendier, et les rides sur leur visage portent la nostalgie de sillons lointains que n’a su bénir la main de Fatma tatouée au creux de leur paume.
Alger la blanche…
Alger ne saurait oublier la double origine de son nom – el bahadja (la blanche), el djezaïr – et n’a d’autre défense que la proposition de sa blancheur : elle imprime les marques de l’humain, les flétrissures du temps, et laisse passer les ombres. Façon de retenir la lumière, de s’accommoder de l’Histoire, de tourner une page ou d’essayer d’en écrire une autre – on repeint et l’on efface, c’est tout.
Mais forte de la mémoire de ses multiples visages comme de ses racines mouvantes, celle ville européanisée, autant arabe que kabyle, qui a connu une longue guerre « sans nom », en vit une autre « sale et invisible », échappe au martyre de son destin par l’insurrection de son humour et la vitalité de sa beauté.
(Extraits de « Alger, el djezaïr », Rapport d’Étape, collection « Cosmopolis », Venise – édition limitée à 100 exemplaires, avril 2003)
Alger, el djezaïr, Rapport d’Étape, Cosmopolis, Edition limitée à 100 exemplaires, 2003